Son: 9 / Notice: 9 / Répertoire: 9 / Interprétation: 10
Lorsqu’il quitte son New Jersey natal pour l’Europe en 1922, après avoir étudié avec Constantin von Sternberg, un élève de Liszt, et Ernest Bloch, le jeune compositeur américain George Antheil, « bad boy of music » comme il se définira lui-même dans son autobiographie de 1945, compte déjà à son actif quelques pages iconoclastes, aux titres suggestifs : Sonate Sauvage ou Mechanism. Après un détour par Londres où il donne un concert remarqué, puis par Berlin, il s’arrête à Paris où il s’installe pour quelques années. Il fréquente plusieurs milieux artistiques : des écrivains comme James Joyce, Ezra Pound ou Ernest Hemingway, des peintres comme Picasso, Dali ou Léger, mais aussi Erik Satie et son idole, Igor Strawinsky. Les deux musiciens sympathisent et passent du temps ensemble. Antheil assiste à la première des Noces le 13 juin 1923 et subit l’influence de son aîné. Plus tard, les liens entre les deux musiciens se relâcheront. La même année, Antheil reçoit une commande du poète Ezra Pound (1885–1972), qui est lui-même compositeur et lui consacrera ultérieurement un essai. Deux sonates pour violon et piano vont voir le jour ; elles sont destinées à la violoniste américaine Olga Rudge (1895–1996), maîtresse de Pound et soliste réputée.
Ces deux premières sonates apparaissent comme des œuvres expérimentales, Antheil n’hésitant pas à dire, en particulier à l’égard de la deuxième, qu’il s’agit de cubisme musical, suggéré par l’expérimentation de Picasso et de ses assemblages de tables, mandolines ou journaux collés. Dans l’Allegro moderato de la première, des ostinatos et des rythmes coupés du piano sont rejoints par le violon de la même manière. Bientôt, un fortissimo dynamique va adopter des accents que l’on peut qualifier de barbares (on peut penser à Bartok). Changement de décor dans l’Andante moderato, évocation d’un séjour à Tunis effectué avec Elizabeth « Böski » Markus (1903–1978), nièce du romancier et dramaturge Arthur Schnitzler, qui deviendra son épouse. Ici, un orientalisme aux ornements luxuriants sont de mise, avec des glissandos et des effets d’archet évoquant la nuit méditerranéenne, qui semblent se prolonger quelque peu dans un Funebre, lento espressivo, avant un Presto final échevelé et débridé, dans l’ombre de Strawinsky. Écrite juste après, la brève Sonate n° 2 en un mouvement (moins de neuf minutes) s’inspire de rythmes de jazz (ragtime), de mélodies populaires et du folk song, accréditant tout à fait le principe transposé du collage cubiste. Avec un final original où, après un silence qui interrompt abruptement le déroulement, le pianiste abandonne le piano pour passer aux tambours, alors que le violon déroule une mélodie mélancolique. Effet saisissant garanti, parfaitement rendu par les deux complices que sont la violoniste Chinoise Tianwa Yang (°1987), qui compte à son actif pour Naxos de remarquables enregistrements de compositeurs classiques, mais aussi de Wolfgang Rihm et de Piazzolla, et le pianiste anglais Nicholas Rimmer (°1981). Tous deux collaborent depuis une dizaine d’années, et cela se sent à travers l’engagement et l’investissement qu’ils insufflent aux partitions.
Dans la foulée « cubiste », George Antheil compose sa Sonate n° 3 dès 1924, parallèlement à l’écriture du fameux Ballet mécanique, destiné à des instruments hétéroclites, dont une hélice d’avion, qui fit sensation lors de sa création parisienne en 1926. Antheil est littéralement fasciné par la machine. En un seul mouvement également (un peu plus de quatorze minutes), cette sonate est en quelque sorte la synthèse de l’influence de Stravinsky sur l’Américain, avec des rythmes soutenus, de l’agitation, de brefs moments d’apaisement, avant le débordement final. Il faudra attendre de longues années pour qu’Antheil complète sa série de sonates et son retour aux Etats-Unis où on le retrouve à Hollywood dès 1936. Il y compose des musiques pour le cinéma qui l’ont contraint à se formater. Même s’il lui arrive encore d’être provocant, le « bad boy » s’est assagi et est revenu à des formes plus classiques ; c’est le cas pour sa Sonate n° 4 de 1947/48 en trois mouvements, dont certains aspects grotesques du Scherzo initial et les sept Variations centrales sont un rappel lointain, plein d’énergie et de rythme, du passé cubiste parisien, ici édulcoré.
Tout au long de ce programme, Tianwa Yang (sur un Guarneri del Gesù de 1730) et Nicholas Rimmer développent leur sens de l’écoute mutuelle, leur sensibilité pour les nombreuses nuances, le partage des rythmes et l’intensité du propos. Ils rejoignent dans la discographie limitée de ces sonates la splendide version de Vera Beths et Reinbert De Leeuw (Montaigne, 1994), mais ces derniers ne proposaient pas la troisième sonate dans leur programme. Joseph Novacek et Mark Fewer (Azica, 2011) avaient eux aussi omis cette même sonate. En 2019, Alessandro Fagiuoli et Alessia Toffanin (Avi Music), moins convaincants, proposaient les quatre sonates. La présente version se place aisément au premier rang de l’intégrale, en raison de son ardent dynamisme. © 2023 Crescendo